Lady Snowblood

Un cinéaste, une actrice, un manga

Adaptée d'un manga de KOIKE Kazuo et KAMIMURA Kazuo, la série Lady Snowblood est d'abord la plus célèbre collaboration entre une star du cinéma d'exploitation nippon et un cinéaste tous deux emblématiques de l'absence d'étanchéité des frontières entre cinéma de studio et cinéma d'auteur dans le cinéma japonais des années 60-70. L'actrice KAJI Meiko et le cinéaste FUJITA Toshiya avaient en effet déjà collaboré à la Nikkatsu sur le drame Step on the Gas (1970) et le volet Beat 71 (1971) de la série Stray Cat Rock. KAJI Meiko et FUJITA Toshiya avaient d'ailleurs chacun de leur côté travaillé sur d'autres volets de cette série aux héroïnes amoureuses de baston, rock'n'roll et looks psychédéliques et dont le volet Stray Cat Rock: Sex Hunter fut scénarisé par le cinéaste de la Nouvelle Vague YAMATOYA Atsushi. 


Au début des années 70, la Nikkatsu se tourne vers le cinéma érotique pour tenter de se redresser financièrement. Refusant le destin de star du pinku eiga, KAJI Meiko quitte la Nikkatsu pour la TOEI où elle officiera dans la mythique série des Sasori, série qu'elle quittera mécontente du remplacement du cinéaste ITO Shunya par HASEBE Yasuharu. C'est pour la TOHO que FUJITA et KAJI tourneront ensemble les deux Lady snowblood en 1973 et 1974. En 1974, FUJITA réalisera d'ailleurs aussi la trilogie La Lanterne rouge/la Soeur Cadette/Virgin blues marquée par une vision désabusée d'une jeunesse errant dans les grandes villes. Par la suite, il sera acteur pour SUZUKI Seijun dans Zigeunerweisen (1980) et pour KUROSAWA Kiyoshi dans la série télévisée A Bout de Souffle (1996). KAJI connaîtra elle une reconnaissance académique en tant qu'actrice pour Double Suicide à Sonezaki (1978) du précurseur de la Nouvelle Vague nipponne MASUMURA Yasuzo avant de se faire plus rare sur grand écran.

Le manga d'origine

Le manga de KOIKE Kazuo et KAMIMURA Kazuo est disponible dans son intégralité chez l'éditeur américain Dark Horse dans une édition aux couvertures surfant sur le succès du Kill Bill de TARANTINO. Publié pour la première fois au Japon en 1972 dans les pages du magazine Play Boy et première collaboration d'une série de 2 entre KOIKE et KAMIMURA (entre 1978/79 ils se retrouveront sur Bourbon Keisatsu, 2 vol.), le manga Lady Snowblood se distingue avant tout de son adaptation cinéma par un traitement plus axé exploitation, ainsi qu’un background plus fouillé (description de l’époque). Sur un format plus court qu’avec le manga Lone Wolf & Cub (4 volumes contre 28), mais empruntant une structure narrative similaire - un assassinat/contrat par chapitre, KOIKE Kazuo livre un scénario jouant une nouvelle fois le thème de la vengeance, le tout également assaisonné d’un travail de documentation sur une période historique particulière habilement exploitée dans le récit. La recette avait déjà fait ses preuves avec quelques autres mangas du scénariste, elle est ici déclinée avec une femme comme personnage principal.
   

Si les films sont empreints d’une charge érotique évidente, le manga en fait un argument premier et le support de diffusion - Play Boy - n’y est sans doute pas étranger. Le premier chapitre du manga, avec ses représentations phalliques et sa scène de début de viol, annonce ainsi immédiatement la couleur et il ne faudra donc pas s’étonner de voir l’héroïne, Yuki, finir ses combats régulièrement dénudée. Cet aspect de l’histoire originale, entre saphisme et voyeurisme, mêlant violence et érotisme avec une certaine générosité et qui a été édulcoré pour le passage à l’écran au profit d’une touche plus romantique (petite love story absente du manga notamment) et d’un ton plus lyrique, participe à une image plus racoleuse du manga. 

Mais il ne faudrait pour autant pas en oublier certaines qualités visuelles et narratives propres au support dessiné. Et dans ce registre, c’est avant tout le travail du dessinateur KAMIMURA Kazuo qu’il faut évoquer, proposant avec Lady Snowblood un style graphique tout en élégance, un trait souple et raffiné au service d’un dessin au parfum plus « cartoon » (en particulier les têtes aux proportions légèrement tronquées) que celui d’un GOSEKI Kojima qui illustrait à la même période Lone Wolf & Cub. KAMIMURA livre ainsi une représentation de Yuki particulièrement réussie, son dessin capturant les différentes facettes du personnages avec succès, nous donnant à voir une Yuki tour à tour innocente, perfide, captivante, impitoyable, mortelle et toujours attirante...                                

Alors qu’en Occident, avec la publication de Lady Snowblood chez l’éditeur américain Dark Horse (mais également en Allemagne et en Espagne où le titre est aussi publié), c’est le nom du prolifique scénariste à la réputation internationale établie - KOIKE Kazuo - qui est mis en avant, celui de KAMIMURA ne doit pourtant pas être négligé, autant pour son apport spécifique au succès de Lady Snowblood que pour la place qu’il occupe dans l’histoire du manga. Surnommé en raison de son style particulier « le peintre d’Ukiyoe de l’ère Showa », KAMIMURA Kazuo a eu une carrière de mangaka certes trop courte, mais pourtant prolifique, avec une production dépassant parfois plusieurs centaines de planches par mois. Une carrière interrompue par la maladie, puis son décès en 1986 à l’âge de 45 ans et qui aura néanmoins marqué son temps, indépendamment de sa collaboration avec KOIKE : considéré comme un briseur de tabous, KAMIMURA faisait déjà parler de lui en 1972 pour son manga Dôsei Jidai, traitant de la vie commune d’un couple non marié, un scandale à cette époque.

    

Les films tirés du manga Lady Snowblood sont souvent associés au nom de KOIKE exclusivement, avant tout en raison de son implication directe comme scénariste sur ces derniers, mais également en raison des nombreuses adaptations plus ou moins fameuses dont ont été l’objet ses mangas. Lorsque KOIKE rencontre le succès en 1970 avec la publication de Lone Wolf & Cub, il décide de fonder son propre studio, le Studio Ship, augmentant ainsi sensiblement sa cadence de production. Le succès est au rendez-vous, faisant en quelques années de KOIKE un des scénaristes les plus en vue. Parallèlement, il entame une collaboration soutenue avec le monde du cinéma et de la télévision, en favorisant les projets d’adaptation de ses mangas, lui-même officiant souvent en tant que scénariste. En la matière, KOIKE détient peut-être d’ailleurs un record : de 1970 à 1974 ce ne sont ainsi pas moins de 14 adaptations de ses œuvres qui verront le jour, et les adaptations de Lady Snowblood restent sans doute parmi les plus mémorables. Si KOIKE se pose là sur le terrain des adaptations (son « volontarisme » en la matière aidant), KAMIMURA Kazuo n’est pas en reste et les nombreux films tirés de ses mangas attestent aussi, indirectement, de l’importance spécifique de son travail : pour ne prendre que la même période allant de 1970 à 1974, ce ne sont pas moins de 6 adaptations de ses mangas qui verront le jour. Dans ce contexte, l’association d’un jeune scénariste en vogue ayant son propre studio, ave un jeune auteur/dessinateur au style distingué et à la démarche pleine de personnalité, semblait programmée pour le succès.

Moins poétique que les films malgré quelques belles planches à la mise en page et au découpage réussies, moins politique également malgré son background plus exhaustif, Lady Snowblood n’en est pas moins un manga de qualité dans son registre particulier qui est avant tout celui du divertissement. Apparu dans un contexte, une époque, où l’industrie « mainstream » de la bande dessinée digérait définitivement le mouvement dit gekiga qui préconisait - schématiquement - plus de réalisme et de maturité dans le manga, le travail de KOIKE et KAMIMURA représente indéniablement  une forme « d’exploitation »...

Un titre de neige et de sang

Titre original de la série, Shurayuki Hime se décompose de la façon suivante: Shura est un terme bouddhiste synonyme d'enfer, Yuki un prénom féminin japonais signifiant aussi neige et Hime se traduit par princesse. Ce titre est un jeu de mot sur Shirayuki hime, traduction japonaise de Blanche Neige.

Une série historiquement ancrée dans des périodes troublées

Période marquée dans le monde et au Japon par la contestation étudiante et ses conséquences, les années 60-70 ont vu le cinéma japonais revisiter son passé historique plus ou moins récent avec un regard très critique. Si le travail d'OSHIMA est éloquent de ce point de vue, les yakuza eigas de FUKASAKU représentent une incarnation de cette tendance dans le cinéma de studios, le premier Combat sans code d'honneur sortant d'ailleurs la même année que le premier Lady Snowblood. En deux volets, la série enneigée va passer en revue quelques-unes des périodes les plus troublées de l'histoire du Japon, en particulier l'ère Meiji et la Guerre russo-japonaise. Deux moments de l'histoire du Japon dont les enjeux (occidentalisation, contestation de l'ordre établi prenant la voie de la violence, montée des mouvements d'extrême-gauche...) ne sont parfois pas sans faire écho à la situation politique du Japon au début des années 70.

L'ère Meiji

Pendant près de trois siècles (1600-1868), le Japon a vécu en paix comme une société féodale sous le Shogunat des TOKUGAWA. Mais l'avènement de l'Amiral PERRY (1853) et l'Amiral HARRIS (1856) révélaient au Japon l'avance militaire, politique et technologique de l'Occident. Ceci déclencha une période de troubles précipitant la chute du Shogunat. En 1867, l'Empereur MEIJI accède au trône (il y règnera jusqu'à sa mort en 1912) et en 1868 l'ère MEIJI, véritable point de départ du Japon moderne, est proclamée. MEIJI était un défenseur des idées occidentale et sous son règne le Japon devient une grande puissance régionale. La bureaucratie se substitue à l'ordre féodal et les samouraïs sont remplacés par une armée de conscription sur modèle prussien. Volonté de colonisation et développement du commerce furent deux des lignes de conduite politiques de l'époque. Le gouvernement collabora avec les zaibatsu (sociétés de riches familles marchandes): en 1872, des banques privées furent crées et l'Etat vendit à bas prix des entreprises privatisées aux zaibatsus Mitsui et Mitsubishi. Ce contexte économique joua un rôle majeur dans le développement de la puissance militaire du Japon. Des lois eurent pour objectif de détruire le système de classes du Shogun. Mais cette occidentalisation ne fit pas l'unanimité: certains y souscrirent tandis que d'autres y virent une atteinte à la pensée japonaise traditionnelle. Et cette militarisation ne fut pas sans conséquences sanglantes: en janvier 1873, une loi de conscription universelle est promulguée. Elle obligeait tout homme de 17 ans ou plus à s'inscrire pour une possible conscription. Mais l'on pouvait y échapper en payant une taxe très elevée. Les paysans réagirent à la loi par des émeutes. C'est toute cette période qui forme la toile de fond du premier volet.

La Guerre russo-japonaise et ses conséquences

Juste après la guerre sino-japonaise, une rivalité entre Japon et Russie se développe en Corée. Les Japonais négocient alors pour tenter d'obtenir le compromis suivant: une reconnaissance de l'intérêt russe pour la Manchourie en échange d'une reconnaissance de l'intérêt japonais pour la Corée. Suite à l'échec de ces négociations, le Japon déclare la guerre à la Russie le 4 février 1904. Cette guerre menée sur terre et sur mer fut très sanglante et finalement remportée par le Japon suite à la bataille finale du 27 mai 1905. Sous les pressions politiques internes et celles de ROOSEVELT, la Russie dut se rendre. Alors que la majorité du peuple soutenait l'effort guerrier avec un patriotisme exacerbé, des groupes religieux et des militants communistes furent les porte-voix du pacifisme. Dans le second volet, le personnage de TOKUGAWA Ransui est inspiré de l'un d'eux: KOTOKU Shushui (1871-1911). Ce leader politique prôna pacifisme, socialisme et égalité et fut un des fondateurs du quotidien de gauche Hemin Shimbun. En 1907, il encouragea le Parti Socialiste Japonais à adopter une posture plus agressive. Lors d'un meeting en 1908, les drapeaux "anarchisme" et "communisme anarchiste" furent brandis. Dans ce contexte, la lecture de littérature anarchiste avait entraîné l'ouvrier MIYASHITA Takichi à souhaiter assassiner l'Empereur. Il tenta d'obtenir le soutien de KOTOKU. Parti aux Etats Unis, KOTOKU était revenu au Japon en souhaitant l'avènement d'une société socialiste par la grève générale et non plus par le terrorisme. En mai 1910, MIYASHITA fut arrêté avec ses collaborateurs avant la mise en exécution du complot contre l'Empereur. Le gouvernement en profita pour arrêter KOTOKU et d'autres socialistes n'ayant rien à voir avec le complot. KOTOKU et MIYASHITA furent exécutés pour haute trahison tandis que les autres supects furent emprisonnés à vie.

Peste de 1900 et Unité 731

En 1900, une épidémie de peste frappa le Japon et pour y remédier le gouvernement recommanda d'avoir un chat dans sa maison (ces derniers ne tombent pas malades en mangeant une souris atteinte de la peste). Dans le second volet, c'est une organisation fictive intitulée "Police secrète" qui est en possession du bacille de la peste de 1900. Cette police présente des points communs avec la célèbre Unité 731. Fondée dans les années 30 juste après l'Incident de Mandchourie, cette unité militaire de recherche bactériologique de l'Armée Impériale Japonaise faisait des recherches sur la peste, le typhus, le choléra pour une utilisation dans des armes bactériologiques. En pratique, cette unité installée en Mandchourie réalisait des expérimentations sur des prisonniers en majorité coréens, chinois et russes (dont femmes et enfants) fournis par la kempeitai (police militaire). Les expérimentations consistaient entre autres en l'injection d'une bactérie à un prisonnier pour suivre le développement de la maladie et pratiquer in fine une vivisection. A l'issue de la guerre, le directeur du camp ISHII Shiro reçut l'ordre de détruire les bâtiments avant l'arrivée des Russes entre le 9 et le 14 août 1945. Suite au départ des Japonais, une épidémie de peste fit 20 000 morts. En raison d'un pacte de 1946 du Général MAC ARTHUR et d'HIROHITO, les officiers du camp ne comparurent pas devant le Tribunal de Tokyo en échange de la remise aux Américains des résultats des tests menés à l'Unité, résultats conservés par Ishii durant sa fuite.

La série en détail

Lady Snowblood Blizzard from the Netherworld (1973):

Un classique du cinéma d'exploitation des années 70 offrant à KAJI Meiko son plus grand rôle: celui de Yuki, femme au charisme glacé faisant de la vengeance son seul carburant de vie, machine à tuer faisant échapper malgré elle des bribres d'humanité sur sa route. Bien plus sec, plus unitaire en ton et moins porté sur le grotesque que le manga de KOIKE/KAMIMURA, cette adaptation est finalement peut être moins "exploitation" que son modèle. Inventivité visuelle, allers-retours temporels et tableau de l'agitation politique du Japon sous l'ère Meiji sont au rendez-vous d'un fascinant revenge movie. D'ailleurs recyclé par wagons (le chapitrage, la liste de noms, le combat enneigé, le personnage d'O Ren Ishii, la reprise de la superbe chanson The Flower of Carnage interprétée par KAJI Meiko...) dans Kill Bill Volume 1. A signaler qu'en 2001 est sortie au Japon une nouvelle (et anecdotique) adaptation du manga d'origine intitulée Princess Blade.

Lady Snowblood Love Song of Vengeance (1974):

Une suite n'égalant pas le premier volet mais tout à fait honorable. Là où fond politique contestataire et action étaient parfaitement équilibrés dans ce dernier, la balance a tendance à pencher du coté d'un propos politique n'ayant rien à envier question virulence à la Nouvelle Vague nipponne sixties. Contestation du captalisme démythifiée, ordre établi récupérant ses éléments perturbateurs, cruauté de la répression des opposants sont passées en revue par ce tableau de l'immédiat lendemain de la guerre russo-japonaise renvoyant également indirectement aux expériences chimiques faites sur des humains en Mandchourie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le sens visuel de FUJITA est cependant toujours intact et à l'instar de bien de ses contemporains spaghettis, ce volet incarne une "fiction de gauche" déguisée en film de genre, sans les travers didactiques souvent présents dans les films politiques des années 70.
 

La série en DVD

Aucune édition DVD n'a pour le moment vraiment rendu justice à la saga. Les éditions anglaises Warrior des deux volets souffrent d'un transfert niveau VHS et les zone 1 Animeigo des deux volets présentent un transfert de bien meilleure qualité mais une interactivité insuffisante. L'édition DVD japonaise Toho du premier volet offre la meilleure image disponible du film mais a le gros désavantage d'être exempte de sous-titres anglais. Le salut viendra peut être d'un hypothétique zone 2 français...

DVD Warrior Lady Snowblood Blizzard from the Netherworld
DVD Animeigo Lady Snowblood Blizzard from the Netherworld
DVD Toho Lady Snowblood Blizzard from the Netherworld
DVD Warrior Lady Snowblood Love Song of Vengeance
DVD Animeigo Lady Snowblood Love Song of Vengeance

Sources: Animeigo, Fr.Wikipedia, Aniki.de, Kamimurakazuo.com, Koikekazuo.jp

date
  • janvier 2014
crédits
Série