Xavier Chanoine | 4 | Une courte mais belle expérience ténébreuse |
Toute l’intensité d’Osen la maudite n’est pas à chercher dans ses séquences de sexe, sobrement filmées. Tanaka Noboru ne semble pas avoir comme objectif de sublimer les rapports charnels puisque son histoire, mystique, mérite une attention bien plus grande. On raconte qu’une prostituée du nom d’Osen porterait malheur à quiconque tomberait amoureux d’elle. A peine arrivée dans un quartier peu ragoûtant et à la sale réputation, la rumeur se répand rapidement et les rapports qu’elle entretient avec ses voisines de chambre vont du bon à l’exécrable. L’une d’entre elles ne souhaite d’ailleurs pas partager sa tasse de thé sous peine d’être contaminée, entraînant alors une dispute qui n’effraie pas la principale concernée, sur le point de se rendre chez un artiste d’estampes raffolant des sexes féminins. Tanaka Noboru joue avec la beauté et les charmes d’Osen pour la rendre plus venimeuse encore et créer un sentiment de frustration total chez les hommes des environs et sa clientèle. Néanmoins le film n’est pas exempt d’humour, notamment lors d’une séquence où un homme, en pleine jouissance, confiera à la belle préférer mourir que de passer à côté d’une telle exaltation.
C’est bien le fanatisme autour du personnage d’Osen qui donne toute la saveur au métrage et aux personnages dissimulant une inquiétante étrangeté. D’abord ces personnages masculins, figure sans cesse excitée par les blancs cuisseaux, traitres ou encore artistes à l’occasion, profitant des courbes d’Osen comme prisme d’idées même les plus scabreuses, notamment ce peintre d’estampes qui va jusqu’à organiser un viol pour peindre la scène, ou encore un marionnettiste méprisé par sa femme, souhaitant prendre Osen comme poupée. L’idée de la manipulation est à ce stade immense, puisque d’un côté comme de l’autre les prostituées usent de leurs charmes pour attirer la clientèle, et les hommes mentent pour les étourdir. Et si, finalement, l’univers d’Osen la maudite n’était que mensonge ? Imprégné d’une dimension fantastique retranscrite par la sublime photographie de Takamura Kurataro (La Vie d'un tatoué, Une jeune fille à la dérive, Désir effacé…), les lieux superbes d’un Japon somme toute classique perturbent puisque derrière ce classicisme apparent se dévoile un environnement fermé, opaque, aussi sombre que les limbes. Les séquences des hautes herbes et du cimetière sont autant de lieux étroits que propices à l’imagination géniale du cinéaste, usant des travellings latéraux pour imager l’emprise de l’au-delà sur le réel, en témoigne cette séquence où le mari d’Osen, au bord du gouffre entre la vie et la mort, revient vers elle pour ressentir cette dernière jouissance qui lui permettrait de s’en aller en paix. Le cinéaste rappelle également le Double suicide à Amijima de Shinoda Masahiro en transformant le parterre du bordel en une scène de théâtre bunraku étourdissante de maîtrise formelle et sonore, où la lourde pénombre des lieux s’allie à une lumière blanchâtre quasi divine pour exprimer le côté chimérique de la séquence, affolée par des shamisens en transe. Et bien que courte, l’histoire parallèle du double suicide raté d’une jeune femme aveugle adultère est également passionnante, puisque cette dernière, ligotée et exposée sur la place publique avec son amant d’un soir, est loin d’être aussi innocente et pure que ce que pense Osen.
Osen la maudite est donc le produit parfait de l’alliance entre récit classique, à savoir les tribulations d’une prostituée, et transgression narrative : ce qui semble être un jidaigeki érotique où, paradoxalement, les relations sexuelles représenteraient un véritable danger, se mue au fur et à mesure en une intense plongée fantastique avec comme seul point d’ancrage l’imaginaire et les audaces de Tanaka Noboru, l’un des artisans les plus doués des studios Nikkatsu, et surtout, son actrice principale, la splendide Nakagawa Rie et son phrasé presque musical.